Something Precious
Sculptures en gesmonite / photographies
Something Precious
Lorsque Sophie Langohr confronte la représentation d’une Vierge saint-sulpicienne à un portrait retravaillé de Marion Cotillard pour une publicité Dior (New Faces), ce n’est pas seulement pour instaurer le trouble de la ressemblance. Sa démarche est plus critique qu’elle n’y paraît d’emblée car ses mises en scènes, basées tantôt sur l’appropriation de photographies existantes (New Faces, Glorious Bodies), tantôt sur la réactualisation d’une tradition picturale ou technique (Les Camées, Drapery), décrivent la relation passionnelle que nous entretenons avec les images, surtout lorsqu’elles renvoient à une notion aussi impalpable que la beauté. En déjouant les codes publicitaires, Sophie Langohr entend bien sûr dénoncer le prosélytisme consumériste, mais là où d’autres développeraient une entreprise de désacralisation, elle se sert du potentiel esthétique et du pouvoir de séduction des images pour détourner leur portée.
Dans le fil droit de ses projets antérieurs, l’exposition Something Precious pose la question de la valeur accordée à la nature et à l’humain dans une société fascinée par le luxe et la rareté. L’artiste présente des œuvres qui, toutes, basculent d’un univers fabriqué et féérique vers une réalité plus tangible. On le voit d’abord dans une série de photographies en noir et blanc travaillées à partir de publicités pour de la haute joaillerie : seules des formes mystérieuses et irrégulières subsistent. Ordinairement, la retouche numérique vise à parfaire l’existant, à masquer ses défauts jusqu’à atteindre une beauté souvent irréelle ; elle est ici utilisée à contre-emploi pour dissoudre la composition des bijoux raffinés que ces images exhibent, pour en supprimer la brillance et la netteté. L’opération leur confère un aspect brut et organique ; elle renvoie ces objets à leur minéralité originelle tout en préservant leur charge énigmatique. En d’autres termes, si Sophie Langohr s’empare de l’univers du luxe, ce n’est pas pour y porter un regard cynique ou moralisateur, mais bien pour déplacer les valeurs qui y sont véhiculées (le mystère, l’exclusivité, la séduction) vers d’autres réalités en prise avec l’humain et avec la nature.
Ce principe de détournement se retrouve au cœur de deux autres séries. La première consiste en une installation de sculptures obtenues par moulage du creux intérieur de statues religieuses[1] à l’effigie de la Vierge, du Christ, de saints protecteurs (Roch, Joseph, Bernadette) ou martyrs (Pierre). Les tirages reproduisent ainsi dans la même technique que leur « modèle » (bois, plâtre ou céramique) le vide que les sculpteurs ont aménagé au sein des pièces pour les alléger ou par souci d’économie. Sophie Langohr en arrive à donner de la valeur à la matière inexistante et épargnée ; elle en fait des œuvres qu’elle présente sur un socle pour renchérir sur leur caractère « précieux ». A l’instar des bijoux détournés en agrégats minéraux et organiques, ces sculptures constituent des noyaux épousant des contours indéfinissables, singuliers, à la marge de l’abstraction. Pour l’artiste, cette intervention « consiste à faire littéralement accoucher d’anciennes statues religieuses – des figures aussi bien féminines que masculines – de nouvelles formes dé-genrées, dans un état embryonnaire ».
Les formes de ces pièces répondent par ailleurs à celles qui s’épanouissent dans des tableaux photographiques montrant, selon un point de vue frontal, la base de sculptures religieuses, qui n’est d’ordinaire jamais visible. Ce dévoilement d’une matière insoupçonnée rappelle, une fois encore, la nature dans ce qu’elle présente de plus originel, unique et inachevé. Avec ces œuvres, Sophie Langohr renverse le pouvoir de séduction de la riche et sensuelle iconographie chrétienne, puisque ces images abstraites rayonnent, non pas depuis ce qui est façonné pour nous émerveiller, mais depuis ce qui existe à l’état brut.
Something precious a été pensée et conçue dans le cadre du cycle d’expositions « Artistes à l’hôpital », où l’expérience de l’art se mêle à celle des soins et de la guérison[2]. L’éthique du Care constitue d’ailleurs le point de départ de la réflexion de l’artiste. Apparu dans le sillage de recherches féministes anglo-saxonnes, cet ordre de pensée subversif dans la sphère des sciences humaines désigne une disposition à la sollicitude et à l’attention qu’il convient non seulement de ne plus rattacher au seul genre féminin, mais qu’il faut également revaloriser « dans le but de maintenir, de perpétuer et de réparer un monde qui comprend nos corps, nos personnes et notre environnement[3]». C’est donc sur la richesse d’un « monde trouvé 4 » que se fonde ici le renouvellement des formes qu’il nous est donné à voir.
Julie Bawin, commissaire de l’exposition
Mars 2016
[1] Conservées au Grand Curtius de Liège et au Musée de la Céramique à Andenne, ces pièces datent des XIVe, XVIe, XVIIIeet XIXe siècles.
[2] A l’invitation de Julie Bawin, Sophie Langohr a produit le projet Something Precious dans le cadre du cycle “Artistes à l’hôpital”. Né 2012 d’une collaboration étroite entre le Musée en Plein Air du Sart-Tilman et le Centre hospitalier universitaire de Liège, ce cycle a pour objectif de proposer, par le biais d’interventions dans l’espace même de l’hôpital, une expérience nouvelle à la fois pour les patients et l’équipe médicale, mais aussi pour les nombreux visiteurs et le personnel administratif. Il s’intègre également à la philosophie de l’architecte Charles Vandenhove qui avait, dès l’origine, invité des artistes (parmi lesquels Sol LeWitt, Niele Toroni, Claude Viallat, Daniel Buren) à intervenir dans l’espace public de l’hôpital.
[3] Joan Tronto, Un monde vulnérable, pour une politique du care, Editions La Découverte, 2009, p. 13.
4 Paul Ardenne, Un art contextuel, création artistique en milieu urbain, en situation, d’intervention, de situation, Paris, Flammarion, 2002.