Jolité de Spa

Art public / Installation éphémère

Des patrimoines collectifs

Nous ne sommes pas sous la Commune et il ne s’agit ni de Gustave Courbet, ni de la colonne Vendôme, mais tout de même. S’en prendre au Perron de Spa, desceller son fût de bronze, la pigne et la croix qui le surmontent, c’est pour le moins audacieux, un geste iconoclaste diront certains. Antique pierre de justice, le Perron est emblème des franchises communales, il confirme les droits de bourgeoisie et l’immatriculation du bourg de Spa aux bonnes villes du pays, il symbolise l’autorité religieuse, judiciaire et administrative du Prince Évêque, c’est même la tribune où l’on proclame les édits du prince, les «cris du Perron», ainsi que des mandements communaux. On y publie les prix, aussi, ceux des denrées et marchandises. Soustraire le Perron au regard de tous, c’est ébranler les structures politiques, sociales et économiques de la communauté, c’est s’en prendre à la fierté de la cité. On se souvient de l’injonction de Charles le Téméraire lorsqu’il fit renverser le Perron liégeois : «N’élevez plus vos fronts si hautains vers le ciel !». Sophie Langohr est donc bien téméraire. Pensez donc, même Bruegel dit de Velours dessina le perron spadois, à la plume, le 22 août 1612.

A Spa, ce n’est toutefois pas la première fois qu’on rénove ou altère le Perron ; le geste de Sophie Langohr s’inscrirait même dans une tradition séculaire, celle des effets du temps qui passent et du goût du jour. Ainsi le Perron a-t-il perdu son piédestal pyramidal d’origine au profit d’une fontaine, car c’est au thermalisme que la ville doit sa prospérité. «Point de belle fontaine où la distribution de l’eau ne forme pas la décoration principale », écrit Denis Diderot dans ses «Observations sur la Sculpture». La colonne de pierre tubulaire au pied carré a été remplacée par un obélisque à pans coupés en chanfrein surmonté d’un segment lisse et cylindrique ; aujourd’hui, cette colonne est désormais d’airain. Quatre lions accroupis s’en sont allé laissant la place à trois grenouilles de bronze posées dans un tas de roseaux du même métal. Les Spadois eux-mêmes l’appelleront «la fontaine aux crapauds». Quant à la croix au sommet du chapiteau, elle surmonte une pomme de pin, symbole païen d’éternité. Précédemment, elle était ancrée dans une sphère, un globe, symbole du monde et du mont Golgotha sur lequel Théodose II fit ériger une croix gemmée. Est-ce le souvenir de cette sphère qui inspira Sophie Langohr ? L’artiste a décidé de poser sur la vasque un monumental globe transparent, une boule à neige lumineuse contenant une réplique en plâtre du perron. La neige tournoie, elle semble même préférer «l’ascension du vide vers une périphérie à la chute des corps vers un centre», métalangage d’un principe physique qui nous rappelle que les pataphysiciens André Stas et Capitaine Lonchamps vivent tous les deux à Spa. La coïncidence est d’ailleurs cocasse : Capitaine Lonchamps est aussi inventeur du «Neigisme» et collectionna naguère des boules à neige qu’il achetait chez les vendeurs de souvenirs de la cascade de Coo.

Le Perron de Sophie Langohr est ainsi aussi kitsch que magique. L’artiste l’évoque même comme une «Jolité», une «Zozolité», dirait André Stas, un objet parfaitement décoratif, un souvenir pour touriste. « L’art des Jolités, explique Marie-Claire Schilz, conservatrice du Musée de la Ville d’Eaux, est né de la fabrication de cannes de marche destinées aux premiers curistes venus prendre les eaux à Spa. A l’origine, ce sont des coffrets à incrustations ; ils n’ont aucun rapport direct avec le bourg de Spa. Il faut attendre la seconde moitié du 18e siècle pour voir apparaître les premières vues de Spa et des alentours peintes à l’encre de Chine, inspirées de lavis qui connaissaient un grand succès à l’époque. Oui, ce sont alors des souvenirs touristiques au sens où on l’entend aujourd’hui » . Et c’est bien une vue de Spa, son Perron, que l’on découvre dans la boule à neige de Sophie Langohr, tandis que la neige tournoie et qu’au fil des heures se reflètent dans la transparence de la sphère les façades alentours. Les touristes, les badauds en emporteront le souvenir. Sophie Langhor a choisi d’en faire des cartes postales, elle aurait pu tout autant éditer des centaines de petites boules neigeuses. L’objet, faut-il le dire, est parfaitement manufacturé, la boule en plexiglas, la neige en poudre, le perron en plâtre recouvert d’une peinture industrielle. Boule neigeuse, elle ressemble à n’importe quelle boule à neige ; c’est dire qu’elle est inauthentique, factice, image d’une production artistique et industrielle bon marché, esthétique citative et consumatoire, toutes les caractéristiques du kitsch. Ce sont des préoccupations qui reviennent régulièrement dans le travail de l’artiste.

C’est le terme même de « Jolité », sans tentation de dérision aucune, qui a attiré l’attention de Sophie Langohr, ce langage soutenu pour désigner un objet joli, en l’occurrence ces objets, utilitaires ou décoratifs, de formes extrêmement variées, en bois, naturel ou « gris », incrusté, tourné, peint et verni selon les époques, fabriqués depuis le 16e siècle à Spa. Il a fallu d’ailleurs expliquer, argumenter auprès des Spadois soucieux du passé et de l’avenir de cette haute tradition. Si l’âge d’Or des Jolités est révolu, il n’empêche que l’appellation « Jolité de Spa » vient d’être déposée. C’est aujourd’hui une marque, un label. La manufacture spadoise est en pleine restructuration, mais elle continue à jouer son rôle de producteur avec le concours d’ébénistes et de décoratrices indépendants. Et cette production est vendue dans un magasin spadois, « Le Coin du Bois », qui a l’exclusivité de la vente des Jolités.

Devant ce nouveau perron, cette « Jolité », signé par Sophie Langohr, me reviennent en mémoire les nains de jardin de Jean-Yves Jouannais, ces incontournables acteurs de l’esthétique pavillonnaire. «Pur symbole de l’inodore routine, écrit Jouannais, petits êtres sans troubles de la personnalité, ils sont censés incarner —du fait de leur adorable terre-à-terre de leur âme— ce bonheur mythique de l’absence de conscience. Le nain de jardin ne pense pas. Il vit de cette non pensée et de celle-ci. Sa vie rassure» . C’est là que se situe le sens de l’intervention de Sophie Langohr. En fait, le nain de jardin tout comme la boule à neige, n’est pas habité par la question du goût, mais bien par celle de l’absence d’inventivité et d’incarnation, niant l’individualité et, par extension, l’altérité. Oui, c’est le lieu même de l’absence de conscience. Paradoxalement une boule à neige est à la fois un paradis charmant — quel bonheur tranquille de pouvoir vivre dans une féerie sous globe— et un lieu normalisé à outrance où le conflit n’a pas de place. Le geste, dès lors, de couronner le perron, de ce monumental presse-papier — l’utilité première d’une boule à neige, rappelons-le—, n’est donc pas sans conséquences. Et par rapport à la symbolique même du perron, ce patrimoine commun investi d’une conscience collective, Sophie Langohr pose la question sans détour : la participation citoyenne ne serait-elle pas une sorte de «Jolité » ? N’est-elle pas devenue une fonction «décorative» de notre société ? Oui, l’engagement citoyen pourrait être « kitsch», désincarné, et l’œuvre de Sophie Langohr, le Perron de nos détachements, de nos désabusements, d’une absence de conscience.

Jean-Michel Botquin
2010
Catalogue d’exposition Aux Arts etc… 16 communes, 16 artistes, 3ème triennale d’art public de la Province de Liège (commissariat: Jacques Charlier), Liège, 2011, p 60 > 66 .

La démocratie est-elle soluble dans l’art ? Celui-ci peut-il parler de celle-là…
De mai à décembre 2010, une manifestation d’Art public en Province de Liège, significativement intitulée « Aux Arts, etc. », a convié seize artistes à créer une œuvre en relation avec autant d’entrées d’Hôtels de Ville ou Maisons communales. Chaque installation invitait les passants citoyens à regarder autrement ces lieux qui incarnent le pouvoir de proximité, à la fois composante et enjeu d’une société démocratique.

www.auxarts.be