New Faces
Photographies couleur sur aluminium
Saint Sulpice, sain supplice
Sophie Langohr éprouve et interprète les codes iconographiques ; elle interroge, souvent en relation avec l’histoire de l’art, nos systèmes de représentation. Ainsi a-t-elle exhumé des réserves du musée Curtius à Liège une quinzaine de statues mariales et de saintes diverses. Issues de la tradition saint-sulpicienne, celles-ci n’ont pas pu monnayer leur popularité contre les spotlights muséaux. Condamnées à l’obscurité par Vatican II, elles sont coupables de représenter la plus pure bondieuserie kitsch et les débuts d’un art semi-industriel. L’artiste propose une série de closes up sur leurs visages doux et surannés, au sentimentalisme éthéré. Elle a, d’autre part, glané sur internet autant de visages d’égéries, celles qui incarnent aujourd’hui des grandes marques de parfums, de cosmétiques ou de maroquinerie. Les incarnats sont charnels, les lèvres peintes, les maquillages sont sophistiqués sous des éclairages contrôlés ; le glamour est complet.
Entre les unes et les autres, le mimétisme est troublant. Avec un art consommé de la retouche, telle celle pratiquée dans le monde de la photographie de mode, Sophie Langohr a accentué les ressemblances jusqu’à confondre les visages en diptyques, transfigurant ainsi mannequins et actrices en Vierges et saintes. Le bistouri digital est précis, tandis que, telle une adroite restauratrice, l’artiste laisse ça et là quelques indices de ses multiples interventions. La transfiguration et le miracle tiennent ici, signe du temps, à un logiciel de traitement de l’image.
La publicité pour le luxe et la beauté a aujourd’hui des prétentions culturelles ; elle se veut « arty », auréolée de toute la gloire et tout le mystère de la création. Sophie Langohr confronte ces égéries au visage le plus médiatique de l’histoire de l’art, celui de la Vierge Marie, l’Immaculée. Qui mieux que celle-ci incarne gloire et mystère de la création, transcendance et ascension ? Elle est indémodable, évoquant référence, code, norme, affect, figure tutélaire, histoire, rituel et culte, toutes notions que les communicateurs de la mode vivent comme des obsessions. L’art sulpicien témoigne d’une époque également matérialiste, qui tenta d’hédoniser la religion, de la rendre proche et plaisante. D’une dévotion à l’autre, le paradis est ainsi à portée de main.
Le coup de bistouri digital de Sophie Langohr évoque cette imposition d’une image féminine stéréotypée, comme si l’on passait de Saint Sulpice au sain supplice, cette banalisation de la chirurgie esthétique, cet entretien par le matraquage de normes inatteignables. Sublimation, culpabilité et mortification, le travail de Sophie Langohr évoque un questionnement idéologique fondamental, celui de l’image de la femme dans notre société, soumise à l’obsession des apparences. Elle le fait de façon incisive.
Jean-Michel Botquin
Texte de salle pour l’exposition New Faces, Grand Curtius, Liège, 2013
Vierges sages VS vierges folles
Sophie Langohr bâtit son œuvre avec constance. De ses enroulements, on peut aisément dégager quelques lignes de force qui ne doivent rien au hasard. L’une de celles-ci est le plaisir manifeste qu’elle prend à relire différents moments de l’histoire de l’art et à les citer dans ses œuvres mêlant photographie et retouche. Camées, motifs décoratifs d’esprit rococo, grande peinture classique… cette imagerie immédiatement reconnaissable à laquelle elle fait appel, elle la confronte à l’image du corps, dans des compositions dont l’élégance distille souvent un léger malaise. Car elle ne fuit pas les marques de l’âge et les imperfections du corps: à rebours de l’image publicitaire et de la manie de pans entiers de l’art occidental pour la perfection physique, Sophie Langohr fait, non sans humour ni tendresse, son miel de ces failles.
La série New Faces qu’elle présente pour cette exposition marque une nouvelle étape dans sa réflexion et dans sa démarche plastique. Quinze « binômes » associent et confrontent chaque fois deux visages, deux images. Comme toujours, son œuvre exige un regard attentif, car si ces portraits en pendants frappent d’abord par leur ressemblance, un siècle les sépare. À gauche, les « Vierges sages », dont l’artiste a fait tirer un portrait cadré serré, débarrassé de symboles religieux. Ces statues de Vierges et de saintes, Sophie Langohr est allée les exhumer des réserves du Grand Curtius où elle est invitée à exposer. Car, issues de l’art sulpicien, elles n’ont pas su monnayer leur popularité contre les spotlights muséaux. Condamnées à l’obscurité par Vatican II, elles subissent une double peine infligée par les amateurs d’art et le public, aux yeux desquels elles restent coupables de représenter la plus pure bondieuserie kitsch et les débuts d’un art semi-industriel. Sophie Langohr est donc allée fouiller, sinon dans les poubelles, du moins dans les marges de l’histoire de l’art. Le moindre des paradoxes n’étant pas que le cadrage qu’elle propose rend à ces « old faces » une certaine dignité non exempte de séduction. Les marques du temps que le gros plan révèle leur restitueraient même une certaine humanité qui, paradoxalement, manque aux portraits qui leur font pendants.
Le volet droit de ces diptyques montre des visages que nous n’identifions pas immédiatement. Par contre, on n’a aucune peine à reconnaître l’esthétique léchée des publicités pour les produits cosmétiques. Ces New Faces sont en effet les visages de celles que l’on ne décrit plus aujourd’hui que comme les « icônes » de la mode, les « égéries » des grands couturiers. Des saintes, donc, des muses, dont un maquillage sophistiqué, un éclairage étudié et les outils de retouche informatique ont gommé toute imperfection. Entre ingénuité et plaisir sadique, Sophie Langohr nous ouvre les yeux sur la manipulation à l’œuvre en forçant le trait, jusqu’à ce que ces modèles – comme on disait autrefois – séculiers s’élèvent vers la perfection mystique des images virginales. Les visages sont embrumés, presque nimbés, leurs arrondis se fondent pour ainsi dire dans la candeur sacrée des Vierges sages, les pupilles se dilatent et basculent dans l’extase.
Pourtant, ces images, l’artiste s’est (presque) contentée d’aller les récupérer dans le souk visuel le moins noble, celui d’internet, « nouvelle source de vernaculaire, (…) puits sans fond d’idées et d’émerveillement », comme l’écrit Clément Chéroux dans une publication des Rencontres photographiques d’Arles consacrée à des artistes pratiquant l’appropriation d’images du web. Un regard attentif saura d’ailleurs retrouver des marques de cette origine. À l’instar des traces laissées sur les visages des Vierges sages par la main de l’artisan ou le passage du temps, la retoucheuse laisse sciemment des traces de son traitement, attirant subtilement notre attention sur le média de masse. Pixellisation excessive, traces de texte, ce n’est que du bout des lèvres que Sophie Langohr singe la perfection glacée des magazines.
Dans le cas des Vierges sages comme des Vierges folles, elle accroche donc aux cimaises muséales des œuvrettes issues de la production de masse, des objets vulgaires. Quoique. L’univers de la mode et du cosmétique auquel renvoient les visages pommadés des New Faces aspire maintenant ouvertement à la reconnaissance artistique. Mannequins issus du grand écran, clips publicitaires de la main de réalisateurs cotés: l’art reste une valeur sûre pour transmuter en matière noble la démarche mercantile incarnée par la publicité. L’artiste, ici, nous dit: « Chiche! » Et non seulement de les exposer au milieu d’œuvres consacrées par l’institution muséale, mais de souligner leur capacité à rivaliser avec une certaine imagerie sacrée.
Rien de naïf, évidemment. Car en filant le cliché publicitaire vers l’imagerie sulpicienne, Sophie Langohr en révèle une face particulière. Certes, il est devenu un lieu commun de parler de « matraquage » publicitaire – même si par ailleurs chacun s’en console comme il peut en pensant que ces images finissent toutes par se neutraliser, et échouent ainsi à gagner notre attention et nos faveurs. Mais le rapprochement avec cette statuaire de la fin du XIXe siècle est très éclairant. Il ne faudrait pas mésestimer le caractère combattant de l’art sulpicien, destiné, à l’instar de l’art de la Contre-Réforme, à partir à la reconquête des esprits et plus encore des cœurs dans une France républicaine dont la Commune avait souligné les dangereux excès aux yeux de la classe bourgeoise et des catholiques. Il s’agissait donc d’un art de combat idéologique pratiquant, si l’on ose écrire, une stratégie visuelle d’ « étouffe-chrétien » croulant sous le sentimentalisme et le kitsch visuel. Dans chaque binôme, c’est bien cela, entre autres, que Vierges sages et Vierges folles ont en partage. On pourrait objecter que le trait est anodin. Rien n’est moins sûr aux yeux de l’artiste Daniele Buetti, dont le travail n’est d’ailleurs pas sans familiarité avec celui que propose Sophie Langohr. Lui n’hésite pas à souligner à quel point « nous sommes tous disposés à nous laisser bercer par le kitsch sirupeux en espérant atteindre plus et d’autres sphères de plaisir ». Au glamour sophistiqué des unes répond in petto le sentimentalisme éthéré des autres.
Revenons encore aux Vierges sages. L’abondance des images mariales dans la culture visuelle occidentale n’est plus guère commentée. Elle n’est pas pour autant anodine dans un contexte monothéiste; pour rester dans l’environnement sulpicien, il peut être utile de rappeler que l’Immaculée Conception n’a été érigée en dogme qu’en 1854. Les querelles que cette décision provoquèrent trouvèrent d’ailleurs leur paroxysme dans l’assassinat de l’archevêque de Paris par un prêtre aux cris d' »à bas la déesse »… C’est en outre en tant qu’Immaculée Conception que la Vierge se serait présentée à Bernadette Soubirous lors des apparitions de Lourdes, quelques années plus tard. Transmutée de la sorte, l’image de la Vierge, modèle de toute femme (catholique), véhiculera désormais auprès de celle-ci un message d’une rigoureuse ambiguïté, marquée du sceau de la haine du corps: celle d’une femme doublement exempte de toute impureté sexuelle. Son image s’en trouvait définitivement posée hors d’atteinte de celles auxquelles elle était présentée comme modèle.
Il serait si simple d’affirmer – et l’on ne s’en prive pas – que notre société sécularisée se prend au contraire pour modèles de « vraies » femmes, des femmes triomphantes dans un monde d’hommes, des femmes en un mot « libérées », entre autres des contraintes religieuses. Comme le constate Sophie Langohr elle-même dans une note d’intention relative à sa série New Faces, « à l’heure actuelle, les débats sur l’image de la femme se cristallisent autour de l’Islam », nous dédouanant derechef d’une analyse critique de nos propres modèles et de leurs sources. L’esprit guerrier qui préside au prétendu « choc des civilisations » connaît, n’est-ce-pas, d’autres urgences.
« Pendant ce temps, sans que l’on y prenne garde, notre vision de la féminité se réduit de plus en plus à une poignée de clichés mièvres et conformistes », se permet pourtant de rappeler Mona Chollet. Ce ne serait rien si l’exigence de la conformité ne s’accompagnait, chez celles qui s’y soumettent d’une souffrance d’autant plus réelle que les modèles avancés se trouvent, par la grâce d’une chirurgie virtuelle, placés eux aussi résolument hors d’atteinte. Comme insiste encore Mona Chollet: « Au-delà des belles images, l’omniprésence de modèles inatteignables enferme nombre de femmes dans la haine d’elles-mêmes, dans des spirales ruineuses et destructrices (…). L’obsession de la minceur trahit une condamnation persistante du féminin, un sentiment de culpabilité obscur et ravageur. La crainte d’être laissée pour compte fait naître le projet de refaçonner par la chirurgie un corps perçu comme une matière inerte, désenchanté, malléable à merci, un objet extérieur avec lequel le soi ne s’identifie en aucune manière. » On est donc loin des promesses de plaisir que vendent nos divas.
Pour œuvrer à la diffusion de leurs messages respectifs, et dont on mesure la dimension délétère, Vierges sages et Vierges folles empruntent donc les mêmes sentiers: l’exaltation d’une super femme dont la beauté intérieure, et en fin de compte la perfection, se reflètent dans les traits séducteurs. Dans l’art sulpicien, même les martyrs arborent traits et expressions de jeunes premiers cinématographiques. Comme le rappelle Jean-Michel Botquin, « (…) il s’agit en quelque sorte d’hédoniser la religion, de la rendre plaisante, le paradis à portée de main. « Celui-ci passe dorénavant par Armani, Maybelline, Shiseido ou Dior.
C’est donc sur ces terrains marqués du sceau d’une brûlante actualité que l’artiste nous entraîne avec son air de ne pas y toucher, sans tambour ni trompette idéologique. Mais on aurait tort de résumer son propos aux préoccupations du « gender art », centré sur l’exploration de la question des genres, leurs expressions, leurs stéréotypes et leurs modes de transmission.
Car au-delà de ces questionnements s’instaure aussi, à travers ces doubles paires d’yeux rêveurs, un dialogue qui emprunte les voies de l’art et de son histoire. Que dire alors de l’irrépressible mélancolie qu’exhalent en chœur ces visages issus d’imageries que nous pensions familières? La société du spectacle ne semble pas pouvoir se départir de ce regard mi-nostalgique, mi-hypnotique sur sa propre genèse. Mais face à ces images-miroirs, quel sens donner au siècle de la modernité qui, tel un fleuve, sépare chaque portrait de son pendant? Vers quelle esthétique glisse ce courant qui charrie cent ans d’une histoire de l’art prétendument en rupture? Irrépressiblement, ainsi que l’a souligné aussi Jacques Charlier, la gémellité distille son trouble, brouille tout repère temporel, esthétique, historique. Nul meilleur cadre qu’un musée pour accompagner cette hésitation crépusculaire, d’une fin de siècle à l’autre, qui n’en finit pas.
Yves Randaxhe
Catalogue d’exposition New Faces, Liège Museum, hors série, avril 2013.