Pain / Roses

Vases en porcelaine, mousse oasis, fleurs, bois peint

Pain / Roses
AAC 5 Liège

Pour cette installation, réalisée en collaboration avec Orto Botanico Studio et conçue spécialement pour Art Au Centre 5, je me suis inspirée de l’ancienne tradition des vases de mariées. Ces vases en porcelaine blanche furent abondamment produits en France et en Belgique entre le milieu du 19ème et le début du 20ème siècle. Ils faisaient partie du rituel du mariage et étaient conservés, ornés des fleurs de la couronne ou du bouquet de la mariée, sous un globe de verre posé sur un socle en bois peint. Leur ornementation fait appel au registre de l’amour éternel, de la fécondité et de la prospérité tandis que leur forme de coquille ou d’éventail largement ouvert est un symbole de réceptivité aux influences célestes. L’organicité de ces vases que j’ai, ici, librement réinterprétés, témoigne de la pensée naturaliste du 19ème siècle.

Cette idéologie a également nourri une édifiante littérature misogyne qui, à l’époque, participait au maintien des femmes artistes hors de la sphère publique et dont ce texte est exemplaire: « Les femmes sont encore rarement enclines aux activités intellectuelles (…). Parce qu’elles ont en général un agréable sens de la forme, des perceptions rapides, de la fantaisie et une imagination souvent vive, il n’est pas surprenant que le modelage de l’argile tente leurs jolis doigts. De même, leur nature incite les femmes à sculpter des motifs fantaisistes et sentimentaux plutôt que (…) des œuvres de pure imagination créatrice. »1

En réaction et pour la chanson, j’ai donc adopté cette marche à suivre : Du pain et des roses ! Du pain et des roses ! Et j’ai laissé mes mains se souvenir du meilleur et du pire pour sculpter des pains de terre et de mousse.

Sophie Langohr (2021)
Catalogue Art Au Centre 2020 – 20, pp.

John Jackson Jarves, 1871.

 

Pain / Roses
AAC Genève

Que voyons-nous lorsque nous regardons une image ou un objet ? Comment et pourquoi ceux-ci retiennent-ils notre attention ? Si nous acceptons le postulat qu’« on ne peut voir que ce qu’on regarde. (Que) Regarder c’est choisir »1, comment s’émanciper d’un canevas socio-culturel voire politique du regard ? Le travail plastique de Sophie Langohr investit ce questionnement à partir de nos systèmes de représentation. Elle confronte, à travers différentes séries de photographies ou de sculptures, des images ou objets issus de l’histoire de l’art ou d’un héritage culturel local à des référents contemporains afin de rejouer et de déjouer les codes à partir desquels nous « regardons » aujourd’hui.

Lorsqu’elle utilise la photographie, Sophie Langohr ne capture pas simplement des images, elle les reproduit, les transforme jusqu’à créer le trouble. La série de diptyques New Faces (2011-2012), aborde la question de l’illustration d’un idéal féminin, opposant les visages de sculptures de vierges du 19e siècle aux portraits d’égéries de la mode du 21e siècle. Les premiers clichés aux visages désuets et anonymes renvoient à une production semi-industrielle de bondieuseries2, tandis que les seconds, trouvés sur internet, reprennent le visage de célébrités associées pour des campagnes publicitaires à l’industrie du luxe et de la beauté. Une manipulation digitale manifeste renforce le mimétisme des deux portraits, portant l’une des figures les plus célèbres de l’histoire, celui de la Vierge, à se fondre dans les traits d’une « icône » contemporaine, dont l’identité se substitue peu à peu à son propre « branding ». Ce dédoublement ouvre la voie à la polysémie des termes d’esthétique, de beauté, de culte, de fascination ou de séduction et montre le phénomène d’appropriation par la mode des codes de l’art; mais également la puissance idéologique ou mercantile dans ces jeux de représentation.

C’est également dans la matière que se déplace le curseur. Drapery (2013-2014) est constituée d’une série d’images extraites de magazines de mode dont le papier glacé est froissé avant d’être re-photographié. La référence au pli et au drapé nous entraîne dans les méandres de l’histoire de la peinture où étoffes et autres voiles érotisent les corps plus qu’il n’en cache la chair. L’artiste se concentre sur des fragments de corps dont la sensualité est intensifiée par les ondulations frénétiques du papier. Les mains des modèles, capturées en close-up, animent l’image et rappellent la main créatrice de l’artiste, d’une autre femme. Cette métonymie de la main suggère une autonomie retrouvée face à l’aliénation du corps des femmes qu’induisent les dictats consuméristes du pouvoir.

Cet enchevêtrement de strates donne à l’œuvre toute son épaisseur, la rend bavarde et sensible à une interprétation non linéaire du temps et de l’histoire, engagée dans une acceptation de multiples présents actifs, des modes d’existence qui s’articulent les uns avec les autres. Ce mouvement continu chez Sophie Langohr se cristallise entre autres dans la présentation du corps à travers les temps qu’il soit fantasmé, instrumentalisé ou simplement rendu invisible. En effet, dans les œuvres de l’artiste, un jeu dialectique se dessine entre le visible et le non visible, le creux et le plein dont elle explose la binarité lorsqu’elle propose de mouler les creux intérieurs de statues anciennes. Quelle curieuse idée que de vouloir donner corps à une matière inexistante, si ce n’est pour faire advenir des formes potentielles, dé-genrées, affranchies des codes qui les prédéterminaient.

Cette explosion du cadre se poursuit dans l’installation Pain / Roses3 (2021). Sophie Langohr réinterprète ici l’artisanat populaire de la tradition des vases de mariées. Conservés sous un globe de verre – qui est suggéré par l’espace de la vitrine – ces vases en porcelaine, inclus dans le rituel du mariage, étaient présentés sur un socle en bois, ornés de la couronne ou du bouquet de la mariée. L’artiste transcende la symbolique féminine du vase et en propose des coquilles vides d’où jaillissent de la mousse oasis. Le vase / réceptacle déborde et devient la matrice d’une autre forme organique et autonome dans laquelle se déploie une composition florale réalisée en collaboration avec Nebbia Studio. Au vase unique et précieux, représentant d’un amour éternel, se substitue un ensemble de formes charnelles dont les traces de façonnages à la main sont encore inscrites dans la terre. Des objets fragiles et imparfaits, qui par leur nombre et leur diversité rappellent les questionnements actuels autour des relations amoureuses plurielles et leurs coexistences ambivalentes avec le cadre hétéronormé du mariage. L’organicité de la composition librement revisitée évoque à nouveau cette pensée naturaliste du 19e siècle qui a mené au maintien des femmes artistes hors de la sphère publique. L’exposition de cette nouvelle série dans une vitrine permet aussi d’interroger les liens entre vie privée et vie publique et son articulation avec la place des femmes dans les institutions artistiques. L’artiste invite le spectateur à déplacer son regard et à déjouer son attention qui, comme l’œuvre de l’artiste continue de le suggérer, a été façonné à travers les âges.

Sophie Delhasse (2021)
En ligne: Art Au Centre Genève

1 John Berger, Voir le voir, Editions B42, 2014, pp. 8-9
2 Les statues de vierges utilisées par l’artiste pour cette série étaient tombées dans l’oubli des réserves du Musée Curtius à Liège. Suite à ce projet, les œuvres ont été restaurées et réintégrées aux collections.
3 La chanson populaire Bread and Roses a été composée à l’occasion des grèves ouvrières aux USA en 1912, ce slogan féministe a été repris par la Marche mondiale des femmes contre la pauvreté et la violence. Le titre français de l’installation Pain/Roses joue également sur sa lecture anglophone dont la traduction deviendrait Douleur/Roses.