Paysages de sable

Photographies couleur sur dibond / Installation

Transformations

Le travail que déploie Sophie Langohr depuis près de 20 années montre à la fois suffisamment de beauté et d’étrangeté inquiétante pour se passer de sous-texte. Le critique, lui, pensera bien sûr que l’œuvre se porte mieux sous son éclairage, car que vaudraient les déclarations enflammées d’un amoureux qui ne chercherait pas à mieux comprendre l’être aimé, ou les louanges de l’amateur qui ne voudrait rien savoir des racines de l’œuvre, de l’environnement dans lequel celle-ci s’épanouit ? L’emprunt du titre du chef d’oeuvre de John Steinbeck pour l’exposition chez Bonnemaison constitue en outre une vraie invitation  à l’écrit.

Sophie Langohr dit : « Une exposition est toujours le fruit d’histoires qu’on se prive le plus souvent de raconter. » Pour le faire, il nous reste les fables, la mythologie, l’histoire: l’imaginaire immémorial, et avec lui l’heureuse distance à laquelle l’œuvre d’art met le réel, en l’étouffant de son étreinte. Saint Jean, celui de l’Apocalypse, en savait forcément un morceau sur le sujet : « Si le grain de blé qui est tombé en terre ne meurt, il reste seul; mais, s’il meurt, il porte beaucoup de fruit ».

Soit une autre image biblique : une vigne morte sur une façade et la menace que cet assèchement fait symboliquement planer sur la maisonnée et le monde dont elle est l’image ; soit un été mortifère. Soient des paysans chassés de leur terre-mère et de leur cabane par les forces réunies du capitalisme et de la désertification – et Steinbeck qui en témoigne :  Les raisins de la colère.

Puis vient l’imagination poétique de Sophie Langohr, une « rêverie matérielle », comme disait Gaston Bachelard, incarnée en une installation où la treille déposée et embaumée telle un corps, se voit offrir une seconde existence rhizomique, virevoltant au sol entre des pots de terre façonnés de la main de l’artiste. Sang de la terre et glèbe originelle : l’imaginaire labile de Sophie aime filer des métaphores que l’on dirait alchimiques. Elle voit dans la relecture d’œuvres d’art anciennes – une pratique qui nourrit son travail depuis ses débuts – une possibilité de  « transformation des systèmes symboliques. »

D’un doigt joueur, elle chahute ici des paysages du XVIIe siècle empruntés au musée1 et presque encore idylliques : soubresauts psychédéliques, glissements et brouillages que la plasticienne provoque ou accueille comme les traces imparables du chamboulement systémique en cours dans le monde.

Tout est dans le regard. On appréciera donc, ici , la confrontation de ces paysages dérangés avec une (très grande) peinture du milieu du XXe siècle, œuvre du belge Marcel Delmotte et propriété des lieux : une famille dite « nucléaire » semblant s’avancer sans enthousiasme dans un paysage aussi géométrique qu’inachevé – sinon postnucléaire.

Notre paysage, en ce XXIe siècle, est marqué d’une sinistre prévision. Un inéluctable naufrage, un ensablement : une réalité vouée à glisser entre nos doigts et à nous échapper. Mais l’évocation d’œuvres en sable appelle aussi irrésistiblement l’ombre de Borgès et son livre de sable, promesse de récits sans fin, œuvre contenant toutes les œuvres, annihilant le temps.

Car à la lourde métaphore du sablier, l’artiste préfère d’improbables versions de paysages de sable en bouteilles. Son imaginaire s’alimente dans les marges : arts mineurs, artisanats modestes, objets populaires sont revisités avec une littérale candeur. Ainsi les moulages de l’intérieur de statues domestiques de faïence, et dont elle fait scintiller sous nos yeux la beauté tour à tour fantomatique et organique, érectile et virginale.

Tout cela fait de l’exposition de Sophie Langohr le miroir étrange et fascinant d’un monde malignement renversé, hoquetant d’une créative et rieuse colère.

Yves Randaxhe (2023)
Texte de salle pour l’exposition Les raisins de la colère, Bonnemaison, Liège, 2023.

1 Les Musées Royaux des Beaux-Arts de Bruxelles